mercredi 7 avril 2010

CUL-DE-SAC (1966)

Avec Françoise Dorléac, Donald Pleasence, Lionel Stander, Jack MacGowran, Ian Quarrier, Jackie Bisset, William Francklyn. Photographie de Gil Taylor. Écrit par Gérard Brach et Roman Polanski. Musique de Krzysztof Komeda. Un film de Roman Polanski.

CUL-DE-SAC
(1966)

Deux gangsters tombent en panne sur la presqu'île britannique d'Holy Island. Il y a le grossier et violent Richard, surnommé "Dickie" (Lionel Stander), et le maigrelet Albert (Jack MacGowran), "Albie", qui est grièvement blessé. Richard abandonne la voiture, avec Albert agonisant à l'intérieur, et s'approche de la seule habitation de l'île: un vieux manoir. Le propriétaire, George (Donald Pleasence), est un ancien homme d'affaires craintif et hystérique, reconverti dans l'élevage de poules et la peinture amateur. Sa jeune femme, Teresa (Françoise Dorléac), est oisive et infidèle. Richard les prend en otage et téléphone à son patron, Katelbach, pour qu'il vienne le chercher...


Le film démarre par ce qui reste un des meilleurs débuts polanskiens, insolite mélange entre l'invention et le merveilleux du dessin animé, et le réalisme du polar noir américain: au bout d'une route en fuite dans un paysage de plage déserte à marée basse, apparaît une voiture d'auto-école. Elle est poussée à la main, cahin-caha, par un gangster au bras en écharpe dans une chemise nouée. Son acolyte, également blessé mais plus gravement, tient mal le volant et fait percuter le véhicule contre un poteau sur le bas-côté.



Le point de départ de Cul-de-Sac est la liberté d'expression. Polanski et Gérard Brach l'ont écrit guidés seulement par un seul principe, celui du plaisir. C'est le dernier film en noir et blanc de Roman Polanski, mais surtout le dernier de son auteur qui soit animé par l'envie de promouvoir un nouveau langage cinématographique, la tendance à raconter une histoire de genre "classique" s'étant imposée à lui depuis ce film. Les ruptures de tons et multiples fausses pistes le rendent difficile à classer: film noir, comédie, drame psychologique... il est tout ça à la fois. L'expression "cul-de-sac" du titre est polysémique. C'est autant un renvoi au lieu de l'action (une île isolée par la marée deux fois par jour)qu'un terme de pêche désignant le fond de filet, en référence aux cinq crevettes rapportées au début par Teresa (accusant son infidélité). Mais aussi, au sens figuré, le terme qualifie l'impasse psychologique ou métaphysique dans laquelle sont engagés les personnages.


En attendant Katelbach
La première inspiration de Polanski pour Cul-de-Sac est une célèbre pièce de théâtre, En Attendant Godot de Samuel Beckett, pièce qui a eu une influence considérable sur sa filmographie. À l'époque, Polanski songe sérieusement à l'adapter pour le cinéma mais Samuel Beckett refuse. Le duo de personnages à la Vladimir et Estragon se retrouve dans plusieurs débuts polanskiens, avec son arrivée (et souvent le départ à la fin) par une route de campagne comme dans la pièce (Le Couteau dans l'Eau), une autoroute (Frantic), une route au bord de mer (Cul-de-Sac), sur un flanc de montagne ou dans un paysage recouvert de neige (Le Bal des Vampires, Les Mammifères), et par la mer (Deux Hommes et une Armoire, Pirates). Nous retrouvons aussi un démarquage de Pozzo et son "Knouk" Lucky à travers les films, le duo du dominant et du dominé étant un thème cher à Polanski (Le Gros et le Maigre, Les Mammifères, Le Couteau dans l'Eau, Cul-de-Sac, Pirates, et dernièrement The Ghost-Writer).


Cul-de-Sac s'apparente au théâtre et à la littérature de l'absurde par ses protagonistes, présentés comme des personnages abandonnés (de Dieu, de Katelbach, d'autrui...) et vulnérables. Il y a un agonisant, un manchot, une femme adultère, un impuissant, puis des visiteurs stupides et satisfaits avec un enfant insupportable. Tout ce monde s'oppose, les couples étant déjà à la base mal assortis: le duo de gangsters est composé d'un amoureux des étoiles ("Albie", le gentil incapable de tuer une mouche) et d'un rustre grossier cependant plus moral que Teresa et plus équilibré que son lâche époux... Il y a souvent chez Polanski des références à la peinture (De Vinci pour les portraits de Sharon Tate dans le Bal des Vampires, Marc Chagall dont il détournera le nom dans le film pour les scènes dans l'auberge ou Rembrandt pour la scène du bal, Delacroix pour What?, Constable ou Courbet pour Tess, Velasquez pour Pirates, entre autres, la liste est longue). Dans Cul-de-Sac, les citations sont humoristiques: George peint des portraits de sa femme dans un style Bernard Buffet mais à faire grincer des dents.


Sur le plan cinématographique, Cul-de-Sac est le film que Polanski a souvent déclaré préférer de sa filmographie - cela dit, j'ignore son avis depuis Le Pianiste. Il est né d'une rencontre très importante lors d'un cocktail parisien, en 1962, après la sortie du premier long-métrage de Polanski, Le Couteau dans l'Eau. Ce soir-là, il fait la connaissance de son futur coscénariste, Gérard Brach. Tous les deux traversent une période difficile. Ils sont fauchés, vivent à la remorque de producteurs ou d'amis qui leur confient des petits travaux d'écriture, et viennent surtout de divorcer. Brach porte au visage la cicatrice d'un coup de chaussure à talon aiguille, et Polanski sort d'une relation compliquée, quoique moins violente. Des terrasses des cafés de St Germain aux cinémas du Quartier Latin, en passant par les putains de la rue St Denis, ils mènent une vie de vache enragée bien décrite dans l'autobiographie de Polanski. Les scénaristes sans travail, sans argent et en pleine crise de misogynie, tireront de leur amertume sentimentale le scénario de Cul-de-Sac, au départ baptisé Riri.


Gene Gutowski, Roman Polanski et Gérard Brach

Les Bralanski

Pendant deux ans, de 1962 à 1964, ils alterneront entre périodes de disette, qui toutefois leur permettront de roder leur méthode d'écriture, et le sybaritisme des tournages et invitations dans les festivals de cinéma. Leur recherche de producteurs pour Riri est vaine. Ils écrivent le scénario d'une commande, Aimez-vous les Femmes? d'après le roman de Georges Bardawil, mais le producteur et ses associés préfèrent confier la réalisation à un cinéaste "nouvelle vague" et méconnu. Le résultat est catastrophique. Le producteur Pierre Roustang propose à Polanski d'écrire et de réaliser un court-métrage pour un film à sketches, intitulé Les Plus Belles Escroqueries du Monde. Avec Gérard Brach, ils écrivent l'épisode La Rivière de Diamants que Polanski réalise. Si leur contribution sera saluée par la critique, celle des autres réalisateurs (parmi lesquels Claude Chabrol et Jean-Luc Godard) est tellement médiocre que le film fait un flop. Quelques mésaventures vécues en commun leur fourniront la trame d'autres scénarios, comme La Fille d'en Face qui deviendra un téléfilm anglais puis un film français. Ou ils s'influenceront de personnes croisées, ainsi Carol de Répulsion est inspirée en grande partie d'une fille rencontrée à St Germain-des-Près. En 1963, Le Couteau dans l'Eau reçoit un accueil triomphal au premier festival de New York, faisant la couverture du Time, avant d'être nominé aux Oscars dans la catégorie "meilleur film étranger" (aux côtés de Huit et Demi de Fellini qui remportera le trophée). Roman Polanski gagne en notoriété. Son talent commence à être reconnu partout, sauf en France. Aucun producteur ne veut de Riri, rebaptisé entretemps Si Katelbach Arrive..., accentuant la référence à Beckett. Toujours fauché, Polanski rencontre Gene Gutowski, producteur polonais qui sera extrêmement influent sur le reste de sa carrière. Enfin, il fera la connaissance des producteurs londoniens Tony Tenser et Mickäel Klinger, qui ont fait fortune avec le Compton Group, petite maison de distribution et de production semi-pornographiques. Ils ne veulent évidemment pas de Si Katelbach Arrive..., mais ils cherchent à se lancer dans le film d'horreur bon marché. De retour à Paris, Polanski boucle avec Brach le scénario de Répulsion en dix-sept jours, que Polanski tournera à Londres avec Catherine Deneuve. Le film sera un succès. Le Compton Group se montre plus réceptif au projet Cul-de-Sac... Gérard Brach et Roman Polanski ont formé dans la conception d'un film un des duos les plus fidèles et féconds du cinéma, et ont signé ensemble plusieurs œuvres majeures: Répulsion (1965), Cul-de-Sac (1966), Le Bal des Vampires (1967), Le Locataire (1976) ou Frantic (1987).


Morceau de bravoure

Cul-de-Sac contient un plan-séquence de sept minutes trente, tourné entre chien et loup, et dans lequel apparaît un avion à un moment précis du dialogue, sans une coupe. L'équipe de tournage soutient que c'est impossible à faire, mais le réalisateur tient bon, et la suite lui donnera raison. Il a déjà vécu un tournage cauchemardesque de dix semaines sur l'île avec la marée qui a englouti des véhicules, des problèmes météorologiques et d'entente avec les acteurs, ou une invasion de perce-oreilles dans sa caravane... C'est le dernier plan à tourner. Les trois protagonistes, George, Teresa et "Dickie" sont réunis sur la plage. Les deux hommes mettent de côté leurs divergences et sympathisent autour d'une bouteille de vodka fabriquée par Teresa.


Richard divague et n'est préoccupé que par l'arrivée de Katelbach tandis que George, ivre, commence à pleurer sur son sort. Teresa s'ennuie et décide de se précipiter toute nue à la mer.



Un avion passe à basse altitude. Richard pense qu'il s'agit d'une tentative de sauvetage de Katelbach et commence à beugler de joie. Mais s'apercevant avec fureur que c'est un avion régulier, il tire des coups de feu dans sa direction.

Roman Polanski parvient finalement à faire concorder l'apparition de l'avion dans le champ au moment qu'il souhaite, en installant une cabine insonorisée derrière la caméra, où un opérateur radio garde une oreille sur le dialogue entre les acteurs, et communique en même temps avec le pilote.


Les deux hommes reprennent leur conversation qui se porte sur les femmes. Au début du film, Richard a surpris Teresa dans les bras d'un jeune homme derrière les dunes. Il se demande à haute voix s'il peut le révéler à George, avant finalement de décider de le garder pour lui.



George cherche à lui avouer avoir rencontré Teresa dans un bordel (probablement) sans réussir à prononcer le mot. Les coups de feu font sortir la jeune femme de l'eau, puis ils rentrent tous au manoir.


Portant un regard au scalpel sur l'espèce humaine en mélangeant le pittoresque et le comique,Cul-de-Sac perpétue une tradition anglaise du film d'humour noir, tout en se montrant extrêmement sophistiqué. La superbe musique de Krzysztof Komeda, à la fois truculente et drôle, va dans le sens du film. C'est un huis-clos en plein air absolument remarquable autant du point de vue technique, demeurant un bon exemple du style et du savoir faire polanskiens, qu'au niveau de l'intensité dramatique. Mers, plages, ciels lourds, pesants et pluvieux (qui ont retardé le tournage) accentuent le spleen et l'atmosphère de dégénérescence...



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